« On parle beaucoup
d'ordre, en ce moment. C'est que l'ordre est une bonne chose et nous
en avons beaucoup manqué. » Ainsi débute l'éditorial du journal
Combat, publié le 12 octobre
1944, sous la plume du journaliste critique qu'était Albert Camus.
Le désordre de la guerre totale dont sortait à l'époque
l'Europe se compare difficilement à celui de la lutte sociale qui
secoue le Québec cette année, mais force est de constater que les
réflexions de Camus restent plus que jamais d'actualité.
Après un printemps
tumultueux marqué par des centaines de manifestations et un nombre
record d'arrestations (plus de 2 500 en à peine six mois, soit deux
fois et demi plus que lors de la réunion du G 20 à Toronto en juin
2010), l'appel aux urnes résonne comme un appel à l'ordre. Le
gouvernement se satisfait d'avoir rétabli un semblant de paix
sociale dans la province et compte maintenant sur la joute électorale
pour enterrer définitivement la contestation populaire qui remet en
question jusqu'à sa légitimité. « Mais l'ordre social, interroge
Camus, est-ce seulement la tranquillité des rues? Cela n'est pas
sûr. » Ce retour au calme apparent (et apparemment
temporaire) se paye d'ailleurs au prix d'une loi liberticide,
condamnée récemment par la Commission des droits de la personne du
Québec.
Vu à travers le prisme
des médias (les anciens comme les nouveaux), le vaste mouvement
social qui a émergé de la lutte étudiante contre la hausse des
frais de scolarité peut sembler confus et chaotique de par ses
revendications hétérogène et ses propositions radicales. Bien plus
qu'à une résolution de conflit négociée sur la base d'un
impossible compromis électoral (entre l'éducation comme bien public
universel ou comme investissement privé individuel), la mobilisation
populaire appelle à une véritable révolution de nos institutions
économiques, politiques et sociales. « Sous leur visage
désordonné, souligne Camus, les révolutions portent avec elles
un principe d'ordre. » La transformation sociale envisagée ne
consiste pas à remettre les choses en ordre, mais à redéfinir
l'ordre des choses.
Il est impossible de
renverser l'ordre en place sans se heurter à la résistance des
élites qui tirent parti, d'une manière ou d'une autre, de
l'organisation actuelle de la vie collective. En témoigne la
violence institutionnelle avec laquelle la protestation est réprimée
lorsqu'elle sort des cadres, de plus en plus restrictifs, de la
contestation légale. « Le résultat, reprend Camus, c'est qu’on
ne peut invoquer la nécessité de l'ordre pour imposer des
volontés. Car on prend ainsi le problème à l'envers. Il ne faut
pas seulement exiger l'ordre pour bien gouverner, il faut bien
gouverner pour réaliser le seul ordre qui ait du sens. Ce n'est pas
l'ordre qui renforce la justice, c’est la justice qui donne sa
certitude à l'ordre. »
L'ordre n'est pas un fin
en soi, c'est un moyen de l'organisation collective. Il peut aussi
bien être au service de la justice et de la liberté qu'au service
de la domination et de l'inégalité. « Nous croyons ainsi, ajoute
Camus, qu'il est un ordre dont nous ne voulons pas parce qu'il
consacrerait notre démission et la fin de l'espoir humain. » C'est
précisément cet ordre inacceptable qui a été mis en cause dans le
printemps étudiant et avant cela dans l'automne indigné. Un ordre
où la notion d'une juste-part de chacun des individus est
substituée à l'idée d'une justice pour toutes les personnes. Un
ordre où les institutions judiciaires (la loi, les tribunaux) sont
détournées de leur mission pour arbitrer un conflit essentiellement
politique. L'ordre du tout-à-l'économie qui fait passer pour du
développement durable l'extraction de ressources naturelles
non-renouvelables et l'exploitation d'énergies polluantes, cet ordre
fondé sur l'injustice et l'inégalité, nous n'en voulons pas.
Au risque de passer pour
d'indécrottables idéalistes, déclarons avec Camus que « nous préférerons
éternellement le désordre à l'injustice ». Construisons
plutôt ensemble un ordre juste, fondé sur la coopération plutôt
que sur la compétition, sur l'entraide plutôt que sur la rivalité.
Voilà un projet de société qui déborde largement les options que
nous offrent les urnes.