Il était une foi...

Dieu sait que s'il y a bien un sujet délicat, c'est celui de la foi. Or, que l'on soit religieux ou laïque, agnostique ou athée, on doit bien placer sa confiance quelque part! Que l'on soit dogmatique ou libre-d'esprit, on porte (consciemment ou non) des convictions et des croyances sur lesquelles on fonde une compréhension du monde et de ce qu'on est venu y faire, individuellement et collectivement. Ces conceptions ne peuvent pas se construire uniquement sur notre rationalité, car celle-ci ne nous permet d'appréhender qu'une partie du réel, pas sa totalité. D'où l'importance d'ouvrir notre esprit à une forme de réflexion qui fait place à ce qui dépasse et transcende le rationnel.

Là où la démarche scientifique (principal véhicule de la pensée rationnelle) nous propose de décrire et d'expliquer l'Univers en termes de données, d'observations et d'hypothèses, la quête spirituelle (dont l'art est la forme primaire d'expression) nous invite à se raconter et à se représenter le Cosmos en termes de mythes, de légendes et de symboles. Ce sont deux registres de questionnement différents qui nous offrent des perspectives à la fois contradictoires et complémentaires sur la réalité. Il serait vain d'analyser cette divergence de point de vue sous le prisme d'un débat aussi caricatural que stérile entre un rationalisme scientiste et un spiritualisme mystique. Plutôt que de tomber dans ces extrêmes, il vaudrait mieux considérer qu'il s'agit de regards distincts portés sur deux aspects bien différents de notre monde étonnant et fascinant : son fonctionnement, d'une part, et sa raison d'être, de l'autre.

La science peut apporter sur l'Univers tout l'éclairage qu'elle le voudra (ou qu'elle le pourra), elle ne fera jamais que démontrer comment il est ce qu'il est. Quant à savoir quel est le sens de la création du monde (s'il tant est qu'il y en ait un), il restera toujours une part de mystère, quelque chose d'indéfinissable qui n'est pas du ressort de l'analyse mécaniste. C'est à la métaphysique qu'il appartient d'aller au-delà de l'objectivité matérialiste du monde pour en interpréter la subjectivité téléologique et chercher à en traduire l'essence. Peu importe, au fond, que l'on conclue ou non à l'existence d'un Dieu immanent ou transcendant pour exprimer notre conception de la vérité sur laquelle s'appuie notre rapport au réel. La quête spirituelle ne consiste pas tant à trouver une signification définitive et univoque à l'existence qu'à repousser, dans une démarche autonome d'émancipation de l'esprit, les limites de la conscience et de la connaissance en faisant appel à l'intuition plutôt qu'à la raison.

D'ailleurs, c'est précisément lorsque qu'une religion, c'est-à-dire un système de croyances spirituelles établi et formalisé autour de rites particuliers, tente de rationaliser sa vérité et d'y conformer le monde de gré ou de force, quand la spiritualité se fond dans l'idéologie qu'elle devient un phénomène politique potentiellement meurtrier. On l'a bien vu : des croisades médiévales au Djihad moderne, la foi n'a pas fait que soulever des montagnes, elle a aussi creusé bien des tombes!

Science et démocratie : un mariage impossible?

-->MAIS, l'émission a rencontré l'éminent astrophysicien et vulgarisateur scientifique chevronné Hubert Reeves le 27 avril 2011, alors qu'il faisait la promotion d'un vaste projet multiplateforme francophone sur la cosmologie contemporaine auquel il a contribué : Du Big Bang au Vivant. Il s'agit d'une « célébration en images et en musique de l'étendue grandissante de nos connaissances sur l'Univers » qui se décline sous forme de long métrage avec trame sonore originale, de série documentaire, de site Internet, de page Facebook, de canal Youtube et d'application iPad.

En marge de notre discussion sur l'odyssée des connaissances cosmologique, je souhaitais également aborder une question de nature plus sociologique : soit le rapport entre science et démocratie, particulièrement en lien avec les incidents nucléaires découlant du tsunami qui avait frappé les côtes du Japon quelques semaines plus tôt. À peine avais-je eu le temps d'allumer mon enregistreuse numérique qu'il s'était déjà lancé sur le sujet et ce, avant même que j'eus pu formuler ma première question!


Le texte qui suit est une adaptation de l'entrevue diffusée le jeudi 28 avril sur les ondes de CISM 89,3 FM.

Les technocrates aux commandes

Hubert Reeves (H.R.) : Ce n’est pas nécessaire d’être très avancé dans le domaine technique. Il y a quelques grandes lignes qu’il faut connaître, mais l’excuse qui était donnée souvent par les technocrates, c’est que, de toute façon, les gens n’y comprennent rien, donc qu'il faut que les décisions soient prises par les gens qui s’y connaissent. Le problème c’est qu’en général ce sont des gens qui également sont juge et partie. Quand vous regardez les comités qui décident, ce sont très souvent des gens qui ont intérêt à être dedans, des intérêts financiers, personnels.

Un des buts de la vulgarisation scientifique, c’est justement d’amener les gens à avoir suffisamment de connaissances pour être en mesure de participer au débat. Ça, c’est l’un des objectifs. Pourquoi? Ça vient simplement du fait que la science est partout. Au 19e siècle si un chimiste se faisait brûler lui-même dans son laboratoire, c’était bien triste, mais ça le regardait, et c’est lui qui avait pris ses responsabilités. Tandis que maintenant, c’est tout le monde qui est impliqué et quand des décisions sont prises – je pense en particulier aux médicaments, à la pharmacopée, aux OGM et tout ça –, ça retombe sur tout le monde et les gens n’ont pas accès à la décision. Ils n’ont pas eu les moyens d’intervenir quand c’était le temps, l’excuse étant que c’est trop compliqué, qu’ils n’y comprennent rien.

C’est cet aspect qu’il faut essayer d’améliorer, de changer. Il est important que les citoyens participent aux décisions, et pour ça il leur faut évidemment un minimum de connaissances. Et surtout qu’on ne leur dise pas que, de toute façon, ils n’y comprennent rien. Il y a une sorte d’hypocrisie à dire ça, puisque après coup les gens peuvent prendre les décisions qu’ils veulent, ceux qui sont juge et partie.

Par exemple, ça se repose aujourd’hui très précisément. On s’aperçoit qu’au Japon les décisions concernant le fait de mettre des réacteurs nucléaires dans une des régions les plus sismiques de la planète, on été prise par des gens qui y avaient intérêt et il n’y a pas eu de débat politique autour de ça. Il y a eu beaucoup de protestations, il y avait des mouvements d’opposition, mais qui n’étaient absolument pas écoutés. Et on s’aperçoit que le nucléaire japonais était particulièrement opaque, c’est-à-dire peu transparent. La compagnie Tokyo TEP, la compagnie nucléaire, était comme un État dans l’État. C’est la même chose au Québec, c’est la même chose en France : ce sont des coteries qui tiennent tout en main. Il n’y a pas de démocratie.

Le résultat est particulièrement dramatique au Japon. Les erreurs du Japon, c’est d’avoir mis des centrales nucléaires dans l’une des régions sismiques les plus chaudes et de n’avoir mis pour les protéger que des murets de 6 mètres de haut, alors que tout le monde sait que d’un tsunami, ça fait des vagues de 10 ou 20 mètres. Comment ces ingénieurs, qui sont parmi les meilleurs de la planète, ont-ils pu faire de telles erreurs? C’est une question de profit. C’est toujours le conflit sécurité-profit : si vous voulez donner de la sécurité, ça coûte cher, vous perdez des profits.

Pour moi, le résultat, la conclusion qu’on peut tirer, c’est qu’on a un exemple là d’un comportement qui n’a pas été démocratique du tout, qui n’a même pas été discuté, qui a été tenu par une clique qui a pris des risque. Et puis, bien, voilà ce qui est arrivé.

 De grandes questions universelles

Simon Van Vliet (S.V.V.) : Pour les portions d’actualité alternative et de culture scientifique de l’émission cette semaine, je suis en compagnie d’Hubert Reeves, astrophysicien bien connu et vulgarisateur scientifique qui a contribué à au-delà d’une vingtaine d’ouvrages, dont notamment La plus belle histoire du monde, en 1995, et Mal de terre, en 2003. Le 2 mai prochain, jour d’élections fédérales au Canada, vous lancez un nouveau projet multiplateforme qui s’appelle du Big Bang au vivant. C’est un peu une encyclopédie de la cosmologie moderne, si on peut dire, d’après ce que j’ai pu voir sur le site internet. Parlez nous un peu de ce projet là, d’où est-ce que ça vient exactement?

H.R. : Ça vient du fait qu’il y a une grande demande chez beaucoup de gens pour savoir un peu ce qu’il y a de nouveau, ce qui évolue dans le domaine des connaissances, c'est-à-dire se situer dans l’Univers : d’où je viens? Toutes ces vielles questions : sommes-nous seuls? Y a-t-il d’autres planètes habitées? Ces questions qui trainent depuis des milliers d’années maintenant.

On a essayé, avec Jean Pierre Luminet, un astrophysicien, et plusieurs spécialistes qui ont été très actifs dans des projets récents, de présenter un résumé, un bilan de ce qu’il y a de nouveau depuis dix, vingt ou trente ans. Les choses évoluent à leur rythme, mais c’est intéressant, à un moment donné, de faire une synthèse et de dire : «voilà où on en est sur le plan des connaissances, qu’est-ce qu’on sait de plus, qu’est-ce qu’on sait de moins» – dans le sens de où est-ce qu’on a bifurqué, qu’on a changé d’avis. C’est une sorte de rapport d’activité du monde scientifique à l’échelle mondiale : les éléments sur lesquels les scientifiques sont d’accord, donc qui ont une bonne chance d’être vrais. Ça ne veut pas dire que c’est vrai. En science on n’est pas dans un domaine de vérité, on ne dit pas : «c’est vrai, c’est faux». On dit : «il y a de bonnes raisons de penser que c’est comme ceci; telle opinion est très crédible, telle autre est contestable».

C’est un peu une sorte de revue de ces différents éléments que l’on fait autour de différents problèmes, comme, par exemple, le Big Bang, la naissance de l’univers, la naissance des galaxies, le rôle des trous noirs dans l’évolution du Cosmos, les étoiles ; ce sujet très vif, très brûlant aujourd’hui, de la découverte des planètes autour d’étoiles autres que le Soleil. On en a maintenant découvert un très grand nombre, de l’ordre de 500 planètes, qui tournent autour d’étoiles qui ne sont pas très loin du Soleil pour qu’on puisse les voir, mais quand même, c’est une belle moisson qui s’additionne sur le phénomène planètes.

Comment les planètes apparaissent-elles? On a toujours en vue la Terre, on se dit on aimerait bien comprendre un peu ce qui s’est passé et en étudiant un peu ce qui se passe ailleurs, en faisant ce que l’on peut appeler de la planétologie comparée, on peut essayer de comprendre un peu plus. Ce sont les éléments que l’on présente avec plusieurs des spécialistes qui ont contribué, particulièrement par des constructions d’appareils, télescopes, sondes spatiales et travaux sur ces sujets, à faire avancer la connaissance.

Des problèmes cosmiques aux problèmes politiques

S.V.V. : Maintenant, on en parlait un peu d’entrée de jeu, et puis, c’est peut-être vers là que je voulais vous amener dans notre discussion : la science est à la fine pointe. Aujourd’hui, on a accès à des moyens extraordinaires pour rendre compte de la réalité dans laquelle on vit. Vous le voyez à une échelle astronomique, donc à l’échelle de la cosmologie, mais si on ramène ça à nos préoccupations plus terre-à-terre, disons…

Je me souviens que la collection politique des éditions du Seuil avait pour slogan : «Les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde; Les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques». En quoi est-ce que la science peut contribuer à éclairer ces problèmes et donc à alimenter la réflexion pour, éventuellement, pouvoir proposer des pistes de solution à ces problèmes de tout le monde qui sont des problèmes politiques? On peut penser à des problèmes comme les changements climatiques, des problèmes largement causés par l’activité humaine : comment est-ce que la science peut contribuer à réfléchir ces problèmes-là?

H.R. : D’abord en essayant d’évaluer la gravité de la situation. Est-ce qu’il y a vraiment un problème? Qu’elle est l’importance du problème? À cela on y répond par des connaissances scientifiques : on envoie des sondes pour mesurer la quantité de gaz carbonique, le réchauffement. Toute cette crise de l’écologie se manifeste de tellement de façons différentes : aussi bien sur la diminution des vers de terres que des abeilles et tout ça. Il ne suffit pas de mentionner qu’il y a un problème, il faut donner des chiffres. Comment est-ce qu’on peut dire que les abeilles diminuent? Comment est-ce qu’on peut dire que la terre se réchauffe? Quelles certitudes ou quelle crédibilité peut-on avoir? Ce sont des scientifiques de métier qui peuvent évaluer ceci avec des méthodologies scientifiques.

Moi, j’étais auparavant beaucoup plus dans les planètes, dans l’atmosphère des planètes. À un moment donné on m’a demandé – et je me suis demandé aussi parce que ça importait – quelle était la réalité du réchauffement climatique dont on s’inquiétait déjà dans les années 80-90. Donc, j’ai utilisé les mêmes connaissances que j’avais pour étudier la planète Venus ou Jupiter pour regarder quelle était la situation par rapport à l’atmosphère de la Terre – là précisément, comme vous l’avez mentionné, il y a un événement nouveau, une contribution nouvelle, c’est le rôle de l’humanité qui n’est pas présente évidemment chez Jupiter et chez Venus – et quelle était la gravité de la situation. Et j’ai constaté qu’elle était effectivement très grave. Mais pour pouvoir le dire, il faut avoir des mesures, il faut avoir des chiffres, il faut avoir des observations. C’est dans ce sens là que les connaissances scientifiques sont importantes pour essayer de manœuvrer, de gérer cette situation, cette détérioration de la planète qui se poursuit.

Vulgarisation scientifique et démocratisation du savoir

S.V.V. : Une fois qu’on a documenté ou établi ces observations sur le plan scientifique, c’est parfois difficile pour le public général et pour les décideurs publics de prendre action sur cette base d’information-là, parce que c’est une information qui est très complexe, dans un langage scientifique qui n’est pas nécessairement accessible à tous. Vous, vous avez déjà, depuis près de 30 ans, travaillé à la vulgarisation scientifique. Comment est-ce que vous pensez que la vulgarisation scientifique peut contribuer à la démocratisation du savoir scientifique et à son utilisation par le plus grand nombre?

H.R : Bon, alors là, on entre dans un domaine où il y a plusieurs éléments. Il y a des éléments psychologiques, du genre des gens qui ne veulent rien savoir, et ça vous pouvez leur dire n’importe quoi, ils vont continuer à faire ce qu’ils ont fait. C’est ce que faisait le gouvernement Bush, et c’est-ce que fait maintenant le gouvernement Harper.

On fait comme s’il n’y avait pas de problème, on fait comme si on ne savait pas qu’on s’en va droit dans le mur… Quand un problème est difficile à résoudre, on pense à autre chose : ça c’est l’élément psychologique qui est présent. Et une des responsabilités des scientifiques c’est de ramener la situation et de dire : «Non, non, regardez, on ne peut pas continuer comme ça». Alors, ils nous écoutent un peu plus. En Europe, ils écoutent pas mal : les Allemands, les Français, les Anglais sont un peu plus éveillés et les campagnes électorales sont pleines de ces sujets, tandis qu’ici, le plus déplorable c’est que pendant cette campagne qui se termine très bientôt [élections fédérales du 2 mai 2011], on a l’impression que ça ne compte pas, que ça va continuer comme avant. Il y a cette idée que ça ne compte pas, que ça va marcher. C’est très bien d’être optimiste, sauf que quelquefois ça peut être catastrophique.

Entre « délire technologique » et impasses de la démocratie

S.V.V. : D’ailleurs, beaucoup des sceptiques des changements climatiques ou même des gens qui reconnaissent les changements climatiques nous disent que la science, la technique, va permettre de pallier au problème. Einstein disait : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience auquel il a été créé». Qu’est que vous pensez de cette philosophie, des gens qui croient tellement dans le progrès technoscientifique qu’ils estiment qu’il n’y a pas nécessairement matière à changer nos comportements et que la science, la technique, va nous permettre d’innover pour pallier à tous ces problèmes auxquels on fait face en ce moment?

H.R. : Il faut dire que la science et la technique, c’est très puissant et ça peut faire plein de choses, mais ça dépend de qu’est-ce qu’on décide d’en faire. La science en elle-même ne guérira rien du tout, elle peut même être utilisée pour détériorer encore plus. C’est bien ce qu’on voit.

Qu’est-ce qui s’est passé au Japon? Ce sont des questions scientifiques, mais mal dirigées par des décisions politiques. Le réchauffement climatique, c’est bien ça : on continue à développer le pétrole, l’émission de gaz carbonique, comme si on ne savait pas que c’est en train de complètement modifier notre climat.

La science en elle-même n’est pas une solution, c’est un moyen qu’on peut utiliser, soit pour améliorer les choses, soit pour les détériorer. Il ne faut pas considérer que la science est une panacée. Cette attitude dont vous parlez, on appelle ça le «délire technologique». On se dit : «Ça va bien, tout ça va s’arranger, la science c’est très bien… » Non, la science ça peut tout détériorer, tout améliorer.

Sur le plan des connaissances scientifiques, on a à peu près tout ce qu’il faut maintenant pour bien gérer la situation. Par contre sur le plan des observations, il reste des difficultés. Par exemple quand on fait des modèles d’atmosphère, de climatologie, il reste des points sombres comme par exemple la contribution des nuages : les nuages sont très difficiles à modéliser. Donc, il y a des éléments d’observation, des données qu’il faut acquérir. Il faut avoir plus de stations d’observation sur toute la terre, etc.

Mais la théorie elle-même est très bien connue, elle n’a rien de mystérieux : il faut connaître mieux et puis ensuite, à partir de ces données, on doit décider quoi faire. Et c’est là qu’intervient une question politique : qui décide d’utiliser la science et pourquoi? S’ils l’utilisent pour faire de l’argent, comme c’était le cas au Japon, c’est-à-dire qu’on laisse de côté la sécurité parce qu’on veut faire des profits ; comme on l’utilise au Canada pour essayer d’obtenir des gaz de schiste ou des sables bitumineux pour avoir plus d’argent - mais en même temps augmenter les émissions de gaz carbonique, parce que les gaz de schiste, ça finit sous forme de gaz carbonique, ça produit du réchauffement... On sait qu’il faut arrêter ça, qu’on est menacés, et en même temps on continue à le faire parce que, bon, il y a beaucoup d’argent…

Ce ne sont plus de questions scientifiques, ce sont des questions morales : qu’est-ce qu’on veut? Quelle planète on veut? Dans quel monde veut-on que nos enfants vivent? Si on s’en fiche en disant : «moi je veux de l’argent», bien, on produit ce qui se produit maintenant avec l’Alberta, avec Fukushima. C’est simple, mais c’est comme ça. Ce n’est pas une question très théorique et très sophistiquée, c’est : qu’est-ce qu’on veut? Est-ce qu’on veut de l’argent tout de suite ou bien est-ce qu’on est prêt à considérer que nous avons des enfants et des petits enfants, que l’avenir de la vie sur terre est très menacé aujourd’hui? Si on n’a pas ça en tête, si on ne se rend pas compte que d’améliorer la situation ça va coûter cher, si on veut faire des économies…

Quand un régime politique rencontre un problème difficile, il a la tentation de dire : «ce sera pour mes successeurs, moi je ne veux pas le savoir». Donc, ignorer la situation simplement parce qu’en tenir compte, c’est impopulaire. Si vous prenez les mesures qu’il faut pour améliorer la situation, ça coûte cher. Si ça coûte cher, vous serez impopulaire et vous ne serez pas élu. C’est là, la faiblesse de la démocratie.

La démocratie, nous sommes tous d’accord, c’est le meilleur système – Churchill disait que c’est le pire système excepté tous les autres, ce qui est vrai –, mais il a ce très gros défaut c’est qu’il n’incite pas les gens à prendre des décisions à moyen terme qui coûtent cher et qui risquent de vous faire perdre les élections. Il y a cette fameuse phrase d’Al Gore. Clinton lui demande un jour : «Combien ça va coûter pour sauver la planète?». Et Gore lui répond : «M. le Président, le minimum requis pour sauver la planète est bien au-delà du maximum possible pour ne pas perdre les prochaines élections».

C’est là qu’est la faiblesse de la démocratie, c’est qu’elle n’est pas prête du tout à ces choses. Puisque à quoi s’intéresse quelqu’un qui se présente en démocratie? Il veut gagner les élections. Il n’a pas cette dimension, ce jugement de dire qu’il ne faut pas gagner les élections à n’importe quel prix, parce que ça pourrait coûter cher pour l’avenir de l’espèce humaine. Ce qu’on essaie d’intégrer, ce qu’on voudrait intégrer, c’est de réformer la démocratie et les politiques pour tenir compte des réalités de la planète. Jusqu’ici, ça n’a pas été le cas. Jusqu’ici, c’est : «non, qu’est-ce que ça va me donner aux prochaines élections?» Ça, c’est un grave défaut de la démocratie.

Je (ne) me souviens (plus trop)

Aujourd'hui, l'Internet est coupé (je ne suis donc pas en train de publier ce texte et vous n'êtes pas en train de le lire), le téléphone aussi : c'est la panne.

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Tiens, parlant de panne, ça me rappelle le verglas d'il y a 13 ans! Cet épisode de troubles météorologiques – manifestation précoce des changements climatiques? – avait passablement ébranlé le confort de nos modes de vie en privant, au plus fort de l'hiver, des communautés entières de leur principale source de chauffage et de soutien ménager pendant des semaines. Sans parler des conditions de circulation! On se souviendra qu'il était pratiquement impossible de se déplacer en transports routiers. Paralysée du fait d'une dépendance énergétique profonde, notre société de consommation s'était pour ainsi dire arrêtée en plein milieu de sa course effrénée pour le progrès, dans sa vaste entreprise de création de richesse.

Alors que ç'aurait pu être la fin de l'histoire, dans le noir, dans le froid et dans le besoin, les gens se sont organisés solidairement et de manière coopérative pour passer au travers de la crise. Ce faisant, ils ont vécu collectivement l'expérience d'une vie rude mais conviviale, radicalement différente de la vie facile mais froide dans le monde compétitif et utilitariste qu'on connaît. Le temps de remettre en place pylônes et lignes et hop! le développement est reparti comme si de rien était. Tout ceci n'a donc été qu'une parenthèse, vite effacée dans la mémoire collective.

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La panne est finie : mon introduction est maintenant périmée, anachronique. Avec tout ça, j'en oublie où je voulais en venir en partant... C'est quand même vexant de perdre le fil quand on a une idée en tête!

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Quand tout va si vite, on finit toujours par en perdre des bouts. C'est que la mémoire, qu'elle soit physique ou virtuelle, a ses limites ; et tous ses supports sont faillibles. Il y a dans notre quotidien tant d'information à traiter qu'on ne sait plus où la classer, ni comment s'en servir! Ainsi le processus de croissance globale infinie est non seulement en train de miner l'environnement matériel dans lequel nous évoluons, mais il est aussi en voie de remplir notre espace mental d'une masse de connaissances en expansion perpétuelle dont nous ne savons trop que faire.

Or, ce n'est pas forcément si on en sait le plus qu'on sait le mieux. On peut avoir les connaissances théoriques et les capacités pratiques de faire de grandes choses, ça ne veut pas dire qu'on saura bien les faire, ni qu'elles seront bonnes : « Il faut dire que la science et la technique, c’est très puissant et ça peut faire plein de choses, mais ça dépend de qu’est-ce qu’on décide d’en faire. La science en elle-même ne guérira rien du tout, elle peut même être utilisée pour détériorer encore plus. » (Hubert Reeves en entrevue à l'émission en avril 2011.)

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C'est drôle, je ne me souviens plus trop de ce que je voulais dire dans cet éditorial. La mémoire est une chose bien mystérieuse...

Territoires occupés

Le territoire est une notion complexe, polysémique : région, espace, domaine, pays en sont autant de synonymes qui réfèrent aux dimensions géographiques, culturelles, économiques ou politiques du concept. C’est tout à la fois un habitat qui abrite une population, un environnement social où prennent racine des identités ethnolinguistiques, une réserve de ressources naturelles et humaines ainsi qu’une entité administrative au sein de laquelle se structure le pouvoir d’État. Rien de surprenant alors dans le fait que l’occupation du territoire ait été l’enjeu central de la géopolitique humaine depuis la nuit des temps.

Deux modèles de développement territorial semblent avoir prévalu tout au long de l’histoire : l’impérialisme et le colonialisme. Le premier réduit le territoire à sa dimension politique : il s’agit d’un État qui cherche à placer d’autres territoires sous son autorité. Le second révèle une conception essentiellement économique du territoire : il s’agit d’un système d’expansion qui vise à exploiter les ressources d’un territoire étranger au profit de la métropole et qui passe généralement par l’implantation de peuplements temporaires ou permanents sur ce territoire.

Le principal problème auquel se heurtent toutes les initiatives impérialistes et coloniales est que les territoires visés sont généralement déjà occupés, depuis des générations, par des peuples qui n’ont aucune volonté de céder leur terre aux entreprises métropolitaines ou aux colons, ni de se soumettre à une autorité étrangère qui tente de s’imposer comme légitime pour administrer leur territoire. D’où le recours par les États impérialistes et colonialistes à la force militaire, au besoin contre des populations civiles, et l’adoption de politiques de discrimination systématique et d’aliénation forcée à l’égard des premiers occupants.

Ne nous leurrons pas. Ce que l’on appelle aujourd’hui « mondialisation » et que l’on présente comme une infatigable marche vers le progrès politique, économique et social, n’est en fin de compte que l’aboutissement de siècles d’impérialisme et de colonialisme. Certes, les discours ont évolué. Les agressions militaires sont devenues des missions de « maintien de la paix » ou de « promotion de la démocratie » ; l’asservissement économique, de « l’investissement étranger » contribuant à la croissance et à la prospérité des « économies émergentes ». Le système, lui, repose sur les deux mêmes piliers : domination politique et exploitation économique.

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Doit-on se surprendre que le Canada soutienne inconditionnellement Israël dans l’occupation militaire et la spoliation des territoires palestiniens? Il faut se souvenir que ce que notre hymne national appelle la « terre de nos aïeux » est en réalité une terre ancestrale autochtone, pour la majeure partie non-cédée. Surtout, on est bien mal placé pour reprocher à Israël d’entasser, depuis plus de 60 ans, des millions de Palestiniens dans des camps de réfugiés, quand, au Canada, des milliers d’Amérindiens sont confinés dans des réserves depuis près de 150 ans...

Petit lexique de la rentrée

A : Apprenti. Personne en apprentissage, qui a peu d’expérience et de connaissance – statut pouvant placer l’individu dans une positon de vulnérabilité.
B : Bourse. Petit sac conçu pour contenir de la monnaie – objet qui tend à s’alléger à mesure que les dépenses augmentent.
C : Capabilité (néologisme, voir Amartya Sen). Ensemble des états et des actions qu’une personne peut effectivement atteindre ou librement accomplir – facteur déterminant dans la capacité de l’individu à vivre un niveau de bien-être satisfaisant.
D : Décrochage. Fait de détacher quelque chose ou de se détacher de quelque chose – phénomène en croissance chez les jeunes que l’école ne semble pas être en mesure d’accrocher.
E : Endettement. Engagement envers des dettes contractées – tendance généralisée à financer le présent en hypothéquant l’avenir ayant des effets à la fois à court terme et à long terme sur l’état de la bourse.
F : Frais. Dépense occasionnée dans une opération – formalité conventionnelle dans le système monétaire qui consiste à payer un prix établi sur le marché pour un bien offert ou un service rendu.
G : Gratuité. Absence de frais dans une transaction – principe s’appliquant à un certain nombre de biens libres et de services publics en vue d’en assurer l’accès universel.
H : Hypothèque. Gage qui accorde à un créancier un droit sur les actifs d’un débiteur – procédé de crédit qui contribue à l’endettement et dont les impacts sur la bourse fluctuent en fonction des taux d’intérêt.
I : Intérêt. Somme due à un prêteur par un emprunteur – frais variables qui doivent être acquittés périodiquement jusqu’à ce que le remboursement de l’emprunt ait été complété.
J : Jeunesse. Phase de transition entre l’enfance et l’âge adulte – période correspondant généralement à la scolarité durant laquelle la personne développe son autonomie affective, résidentielle et financière.

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K : Kamikaze. Volontaire dans une mission-suicide – tactique de choc qui consiste à sacrifier la vie d'un pilote dans le cadre d'une opération visant à infliger un maximum de dommages à l'ennemi.
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L : Leçon. Exercice d’apprentissage – activité pédagogique souvent confondue avec la moralisation.
M : Morale. Théorie du bien et du mal dans l’action humaine – ensemble de préceptes sur les mœurs et les valeurs acceptables et inacceptables dans une collectivité.
N : Norme. Critère de conformité – règle sociale explicite ou implicite qui sanctionne formellement ou informellement les comportements dans la société.
O : Opinion. Point de vue sur un sujet – perspective individuelle ou collective largement conditionnée par des postures morales véhiculées par l’éducation.
P : Pédagogie. Méthodes et pratique d’éducation – processus de communication jouant un rôle déterminant dans la transmission efficace de savoir, de savoir-faire et de savoir-être.
Q : Quotient. Mesure d’évaluation statistique de la normalité intellectuelle – résultat d’un test socio-psychologique pouvant être biaisé par de nombreux facteurs culturels.
R : Résultat. Produit d’une cause antérieure – aspect central de l’évaluation des apprentissages négligeant souvent les processus pédagogiques qui les produisent.
S : Scolarité. Parcours dans le système d’enseignement – trajectoire individuelle pouvant mener à l’obtention d’un diplôme ou au décrochage.
T : Travail. Occupation rémunérée – activité normale dans la société capitaliste qui consiste à transformer son temps en argent pour pouvoir remplir sa bourse, assumer ses frais et faire face à ses dettes.
U : Usure. Taux d’intérêt excessif – pratique courante d’extorsion à laquelle s’adonnent des créanciers peu scrupuleux qui tend à limiter la capacité des débiteurs à rembourser leurs emprunts.
V : Vol. Appropriation illégitime du bien d’autrui – acte moralement réprouvé pour lequel les sanctions peuvent varier selon la position sociale respective du voleur et de sa victime.
W, X, Y, Z, : …

La faim du monde

De toute évidence, elle a commencé depuis longtemps, la faim du monde. À vrai dire, elle doit être presque aussi vieille que lui, puisque c’est elle qui pousse tout organisme vivant à s’alimenter pour fonctionner et ainsi pouvoir se reproduire. Se nourrir est ainsi un besoin primaire pour chaque spécimen de toute espèce qui ait jamais grouillé dans l’eau, foulé la terre ou volé dans l’air de cette planète. L’apport calorique que lui procure son alimentation permet à son système de s’animer, un peu comme le bois permet au feu de brûler.

D’ailleurs, bien avant de savoir allumer un feu, tailler une pierre ou forger du métal, homo sapiens sapiens avait développé sa propre stratégie pour assurer sa subsistance avec les siens. Pour survivre, il fallait cueillir des plantes ou chasser du gibier sauvage, le plus souvent en groupe. Ce sont peut-être bien ces activités collectives de collecte et de production alimentaire qui ont orienté les premières tribus dans leur déambulation à travers les continents, jusqu’à l’avènement de l’agriculture et de l’élevage qui allaient révolutionner le monde des humains pour les millénaires à venir. Entre temps, les premiers peuples ont également évolué, petit à petit, en différents groupes ethnolinguistiques, dont les mœurs et les comportements ont été progressivement codifiés dans des rites et des croyances, formalisés au fil des siècles dans diverses traditions religieuses. Ainsi, toutes les civilisations humaines sont, en quelque sorte, nées de ce prospère mariage entre l’agriculture et la culture.

Aujourd’hui, il semble bien que la nouvelle civilisation globale soit en train de prononcer le divorce, de dilapider l’héritage et de jeter le bébé qui est né de l’union – l’humanité – avec l’eau du bain. L’eau qui reste, plutôt que de l’acheminer à des populations assoiffées de par le monde, on en utilise des quantités phénoménales, mêlée à des tonnes de produits chimiques, pour extraire des sables bitumineux ou des gaz de schiste qui finiront sous forme de gaz carbonique dans une atmosphère déjà saturée d’oxydes de carbone, accentuant exponentiellement le réchauffement qui participe à la raréfaction de l’eau potable. Les restes du banquet de noces, on se garde des les partager entre les convives. Ce sont les quelques familles privilégiées qui étaient assises près des plats qui se servent, ne laissant que des miettes pour les innombrables autres familles adossées aux murs de la salle de bal, et on passe sous le nez de millions d’affamés le maïs dont on fera de l’éthanol. Décidément, cette douloureuse séparation a des allures de fin de monde…

*

« S'ils n'ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche! » s’exclame Marie-Antoinette, à la fin de son monde. Elle n’a pas (encore) perdu la tête en émettant cette suggestion, elle ignore tout bonnement ce que peut représenter la faim pour ces gens qui n’ont pratiquement rien à se mettre sous la dent. Les aristocrates biens repus ne peuvent évidemment pas envisager qu’avoir le ventre vide puisse être autre chose qu’une simple expression. Pas plus qu’ils ne mesurent les douloureuses conséquences qu’implique le dicton « dis-moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es » pour quelqu’un qui ne mange rien.

Le rythme du pendule

 Cet été, le temps hésite entre le beau et le mauvais : un soleil de plomb n’attend jamais un orage électrique. De paisibles nuages blancs en terribles ciels gris, il semble que le pendule du climat oscille de manière de plus en plus erratique. De toute évidence, Montréal n’est pas un cas isolé. Comment ignorer les tsunamis qui frappent d’un côté du globe et les tremblements de terre qui surviennent de l’autre ; les crues et les inondations qui se multiplient dans les régions côtières ou les sécheresses et les incendies qui sévissent dans les zones continentales? Pendant que le niveau de la mer monte, l’eau potable se raréfie sur terre. La qualité de l’eau, de l’air et des sols se dégrade sous l'effet des changements climatiques, ce qui bouleverse à la fois directement et indirectement la biodiversité terrestre et aquatique.

Ceci n’est pas une litanie alarmiste. Il s'agit d'un constat scientifique et d'un fait social : sous l’effet combiné et interdépendant de la chaleur et des émissions de gaz à effet de serre, la glace fond. L’eau de mer se dilate et absorbe le CO2, acidifiant ainsi les océans à une vitesse jamais vue dans l’histoire géologique récente, c'est-à-dire depuis une bonne cinquantaine de millions d’années. À titre de comparaison, l’usage du feu par l'humain remonte à environ 300 000 ans; la sortie de la préhistoire, à quelque dix ou quinze mille ans. L’imprimerie mécanique date d’à peine huit siècles et le moteur à explosion de tout juste cent cinquante ans. BOOM! Deux siècles plus tard, nous voici aujourd’hui en pleine révolution climatique, en transition vers une nouvelle ère géologique.
 
Entendons-nous. Il y a déjà eu des périodes climatiques plus chaudes sur notre planète et d’autres plus froides; certaines plus favorables à la vie, d’autres plus hostiles. Entre temps, il y aussi eu des extinctions de masse qui ont ouvert la voie à l’évolution de jeunes espèces, comme les primates dont nous sommes issus. Voilà des millénaires que le climat terrestre fluctue entre glaciation et réchauffement, jouant avec les conditions de la vie et de la mort. 

Il y aurait là de quoi conforter les climato-sceptiques et les techno-optimistes dans leur foi en la croissance infinie et en l’éternel progrès! Mais il y a évidemment un hic. Si les changements climatiques actuels se déroulaient progressivement sur des siècles et des millénaires, plutôt que de se produire agressivement sur des années et des décennies, il n’y aurait peut-être pas de quoi s’inquiéter dans l’immédiat (quoique). À chaque saison qui passe, le métronome augmente la cadence de manière exponentielle et, de toute évidence, le pendule du climat est en train de s’affoler. Ce n’est pas étonnant si l’on considère que le temps qu’il fait n’est en réalité que le reflet du temps qui est. Et, à en croire la météo, les temps sont troubles par les temps qui courent…

« A license to kill »

Il n’y a pas que James Bond qui ait un « permis de tuer ». Non, ce ne sont pas que les agents secrets qui ont le droit de tuer au nom de la raison d’État. (Et je ne parle ici des militaires : qu’ils aillent donc ramasser des sacs de sable le long du Richelieu, pour ce que j’en dis!) Il y a aussi nos gendarmes qui exercent ce que Max Weber a appelé le « monopole de la violence légitime », et que les autorités policières préfèrent nommer le « recours à la force ». D’ailleurs, leur continuum d’usage de la « force raisonnable » va de la contention physique au tir à balles réelles, en passant par le poivre de Cayenne et autres lacrymogènes, les matraques, les balles de caoutchouc, sans oublier le pistolet électrique Taser. C’est ainsi que des fonctionnaires municipaux, provinciaux ou fédéraux, chargés du maintien de l’ordre public, du service à la collectivité et de la protection des personnes dans une société libre et démocratique, laissent souvent des blessés et, plus rarement, des morts du fait de leur arbitrage quotidien au sein de la société.

Depuis 1987, le Service de police de la ville de Montréal a été impliqué dans la mort de près de 50 personnes, sans compter les blessés. En 2008, Freddy Villanueva a été le 43e nom inscrit sur cette liste macabre qui a continué à s’allonger jusqu’au 7 juin 2011, quand ceux de Mario Hamel et de Patrick Limoges sont venus s’y ajouter. Tous trois ont partagé le même sort : celui d’avoir été abattu par des policiers, craignant pour leur vie, qui ont dégainé leur arme de service en pleine ville pour neutraliser une menace perçue à leur propre sécurité ainsi qu’à la sécurité publique en tirant, à bout portant ou de loin, sur des cibles humaines.

C’est notamment ce qu’a soutenu Jean-Loup Lapointe dans son témoignage à l’enquête du coroner sur la mort de Freddy Villanueva. Le problème, c’est que les témoins ne corroborent pas toujours les allégations des policiers. Quand ils n’ont pas été eux même victime par hasard de l’intervention, comme cela a été cas pour Patrick Limoges. En ce qui concerne Dany Villanueva, témoin de la mort de son frère, le cas est plus complexe. D’abord, il a survécu à l’opération dont il était lui-même le motif d’intervention initial et se trouvait donc en mesure de témoigner éventuellement sur les événements. Ensuite, son statut de résident permanent et son dossier criminel sont devenus des outils au service de la Couronne pour détruire sa crédibilité, d’une part, et, d’autre part, pour faire enclencher des démarches d’expulsion pour « grande criminalité » des années après que la peine de prison pour son crime ait été purgée. La question se pose : est-ce son activité criminelle passée ou bien le fait qu’il était alors témoin principal de l’enquête du coroner qui a le plus joué dans la mise en œuvre du processus d’expulsion par les autorités? La question se pose…

Pour paraphraser Staline, la mort d’un homme est une tragédie, alors que la mort d’un million n’est qu’une statistique. Avant que les morts provoquées par des « agents de la paix » ne deviennent qu’une simple statistique, il vaudrait mieux s’interroger. Quand une opération tourne mal, il ne faut pas nécessairement blâmer le chirurgien, soit. Mais si le service de chirurgie se met à tuer des patients régulièrement dans des circonstances souvent nébuleuses ou carrément douteuses, il est peut-être temps de poser des questions à la direction de l’hôpital. Qu’en dites-vous?

Deux ans plus tard, et il y a toujours un «MAIS»

Un « mais », parce que :
« Sans la musique, la vie serait une erreur. » (Nietzsche)
« Si le monde était clair, l’art ne serait pas. » (Camus)
« Trop d’information tue l’information. » (Mamère – non, non, pas ma mère : Mamère!)
« Une société qui ne se pense pas ne peut que sombrer dans la décadence, lentement ou brutalement. » (Touraine)

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Qui l’eût cru? Qu’un simple acrostiche de quatre lettres (« MAIS » pour musique, art, information et société) puisse donner matière à 104 semaines d’émission, soit plus de 5 500 minutes ou près de 350 000 secondes de temps d’antenne, voilà qui a de quoi surprendre… S’il y a toujours un « mais », c’est bien parce qu’il y perpétuellement une raison de s’opposer ; parce qu’il y a inlassablement une réserve à émettre ; parce qu’il y a constamment une objection à formuler. Et comme tout n’a pas encore été dit, même après deux ans d’une expérimentation radiophonique, dont vous êtes les valeureux cobayes et dont les studios de CISM sont le laboratoire, c’est reparti pour un tour de piste!

À vos marques, prêts, partez. Dans le monde des médias, c’est la course à la nouvelle. Il faut la couvrir vite. Une fois couverte, plus personne ne la verra, et on pourra ensuite l’ensevelir sous une tonne d’autres nouvelles qui n’auront de toute façon pas le temps de vieillir. Parce que le vieux, ça fait usé, on préfère le neuf. Et puis, il faut rester jeune et dynamique, que diable! Allez, on va surfer sur le tsunami de l’information : c’est la vague du siècle qui emporte tout sur son passage. (En particulier le sens critique.) Mais attention au déferlement d’images et de mots, et gare au ressac. Le journalisme d’aujourd’hui est un sport extrême.

Maintenant, grâce aux nouvelles technologies de la communication, on est connecté en permanence à nos réseaux sociaux, sources privilégiées d’information de seconde main. (Au fond, pourquoi me donnerais-je la peine de m’informer moi-même, si je peux suivre les gazouillis intempestifs de mes amis virtuels qui sont, paraît-il, bien mieux renseignés que moi?) Puis, en un clic, on a accès à la connaissance encyclopédique qu’un moine aurait étudié pendant toute une vie, mais nous on n’a pas de temps à perdre : on ne veut pas apprendre, on veut juste savoir.

**

Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de l’information, dans la société du savoir. Le virage numérique, nous le prenons à toute vitesse, sans trop nous préoccuper du fait que, de l’autre côté de la courbe, il pourrait fort bien y avoir un mur de béton dans lequel nous risquons de nous fracasser de plein fouet. Mais malheureusement, malgré leurs téléphones intelligents et autres micro-ordinateurs de poche, malgré l’Internet sans-fil et les réseaux satellites, ceux qui frapperont le mur en premier ne pourront pas nous prévenir de faire attention. Il n’y pas de signal de l’autre bord.

Démocratie, des mots crasseux?

Un an après avoir cessé d'alimenter le blog d'actualités alternatives de MAIS, l'émission, privilégiant plutôt de laconiques mises-à-jour de statut hebdomadaires sur la page Facebook de l'émission, voici que le blogueur en moi reprend du service! Parce que les paroles s'envolent et les écrits restent, voici l'éditorial du mois d'avril 2011.

Il y a dix ans (déjà!), le mouvement "altermondialiste" convergeait sur la ville de Québec à l'occasion du Sommet des Amériques alors que les dirigeants des trois Amériques se réunissaient paisiblement, derrière un dispositif de sécurité apparemment moins efficace que celui de l'été dernier à Toronto (on se souviendra de la fameuse clôture qui a été renversée dès les premières heures de l'affrontement entre les manifestant-e-s et les forces de sécurité). Si le projet de Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) , ce "processus de collaboration entre 34 gouvernements démocratiques des Amériques, comprenant le Canada, en vue de veiller à la prospérité, à la démocratie et à la libéralisation des marchés pour les produits et les services dans l'hémisphère" (dixit les Affaires étrangères du Canada) a avorté, les politiques de libéralisation des marchés se sont bien implantées au courant de la dernière décennie, notamment au travers d'ententes bilatérales comme le récent Traité de libre échange Canada-Colombie. Puis, après le 11 septembre 2001, la (timide) préoccupation pour la promotion de la démocratie s'est muée grande croisade de lutte contre le terrorisme et ce, au grand détriment du droit international et des (dejà fragiles) libertés civiles ou des (encore plus fragiles) droits économiques, sociaux et culturels...

Aujourd'hui, que nous reste-t-il donc de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789? Qui se soucie encore de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948? Du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels de 1973? Et qu'advient-t-il de la Charte des droits et libertés de la personne de 1975? De la Charte canadienne des droits et libertés de 1982? Tout au plus, on ressent une vague nostalgie à l'égard de quelques principes qui semblent aujourd'hui anachroniques : liberté, égalité, justice...

Vous êtes libres de garder le silence, mais on vous extorquera des aveux sous la torture, s'il le faut : demandez à Omar Khadr. Vous êtes égaux devant la loi, mais on vous fera des procès "équitables", sans vous informer des accusations qui pèsent contre vous ni vous donner accès à la preuve : demandez à Adil Charkaoui. Vous êtes en droit de demander que justice soit faite, mais on vous arrêtera pour avoir troublé la paix (ou quelque chose du genre) : demandez au centaines d'arrêté-e-s du G8/G20 à Toronto.

Le dicton dit : "La dictature, c'est ferme ta gueule! La démocratie, c'est cause toujours..." Le problème, c'est que même en démocratie, il y en a beaucoup qui ferment leur gueule, et encore bien d'autres qui parlent pour ne rien dire...

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