La faim du monde

De toute évidence, elle a commencé depuis longtemps, la faim du monde. À vrai dire, elle doit être presque aussi vieille que lui, puisque c’est elle qui pousse tout organisme vivant à s’alimenter pour fonctionner et ainsi pouvoir se reproduire. Se nourrir est ainsi un besoin primaire pour chaque spécimen de toute espèce qui ait jamais grouillé dans l’eau, foulé la terre ou volé dans l’air de cette planète. L’apport calorique que lui procure son alimentation permet à son système de s’animer, un peu comme le bois permet au feu de brûler.

D’ailleurs, bien avant de savoir allumer un feu, tailler une pierre ou forger du métal, homo sapiens sapiens avait développé sa propre stratégie pour assurer sa subsistance avec les siens. Pour survivre, il fallait cueillir des plantes ou chasser du gibier sauvage, le plus souvent en groupe. Ce sont peut-être bien ces activités collectives de collecte et de production alimentaire qui ont orienté les premières tribus dans leur déambulation à travers les continents, jusqu’à l’avènement de l’agriculture et de l’élevage qui allaient révolutionner le monde des humains pour les millénaires à venir. Entre temps, les premiers peuples ont également évolué, petit à petit, en différents groupes ethnolinguistiques, dont les mœurs et les comportements ont été progressivement codifiés dans des rites et des croyances, formalisés au fil des siècles dans diverses traditions religieuses. Ainsi, toutes les civilisations humaines sont, en quelque sorte, nées de ce prospère mariage entre l’agriculture et la culture.

Aujourd’hui, il semble bien que la nouvelle civilisation globale soit en train de prononcer le divorce, de dilapider l’héritage et de jeter le bébé qui est né de l’union – l’humanité – avec l’eau du bain. L’eau qui reste, plutôt que de l’acheminer à des populations assoiffées de par le monde, on en utilise des quantités phénoménales, mêlée à des tonnes de produits chimiques, pour extraire des sables bitumineux ou des gaz de schiste qui finiront sous forme de gaz carbonique dans une atmosphère déjà saturée d’oxydes de carbone, accentuant exponentiellement le réchauffement qui participe à la raréfaction de l’eau potable. Les restes du banquet de noces, on se garde des les partager entre les convives. Ce sont les quelques familles privilégiées qui étaient assises près des plats qui se servent, ne laissant que des miettes pour les innombrables autres familles adossées aux murs de la salle de bal, et on passe sous le nez de millions d’affamés le maïs dont on fera de l’éthanol. Décidément, cette douloureuse séparation a des allures de fin de monde…

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« S'ils n'ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche! » s’exclame Marie-Antoinette, à la fin de son monde. Elle n’a pas (encore) perdu la tête en émettant cette suggestion, elle ignore tout bonnement ce que peut représenter la faim pour ces gens qui n’ont pratiquement rien à se mettre sous la dent. Les aristocrates biens repus ne peuvent évidemment pas envisager qu’avoir le ventre vide puisse être autre chose qu’une simple expression. Pas plus qu’ils ne mesurent les douloureuses conséquences qu’implique le dicton « dis-moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es » pour quelqu’un qui ne mange rien.

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